COMMENTAIRES VI
Je la voyais depuis
toujours,
mais jamais je n’aurais osé lui parler
« Et ensuite ?
— Rien. Les choses allèrent d’elles-mêmes leur cours sinistre. Je survécus à tout ; ce fut le principal événement digne d’être rapporté. Quelque chose me protégeait. On mourait autour de moi, je survivais. Le petit bouddha qui ne me quittait pas devait absorber toute la chance disponible autour de moi et me la communiquer ; ceux qui s’approchaient de moi mouraient, et pas moi.
Regarde, me dit-il. Je l’ai encore. »
Il défit plusieurs boutons de sa chemise et me le montra. Je me penchai, il me montra sa poitrine maigre semblable à une plaine asséchée qui s’érode, où autrefois coulaient des rivières. Des poils gris la couvraient à peine, la chair s’en retirait, la peau se repliait sur les os qu’elle moulait mollement de petits plis ; cela formait un réseau fossile, celui des rivières de Mars où aucun liquide ne coule plus, mais dessous, en profondeur, coule peut-être encore un peu de sang.
Au bout d’un lacet de cuir que je ne lui avais jamais remarqué pendait un petit bouddha d’argent. Il était assis en lotus, ses genoux pointaient sous sa robe à plis, il levait une main ouverte ; et avec beaucoup d’attention on pouvait deviner un sourire. Il fermait les yeux.
« Vous le portez toujours ?
— Je ne l’ai jamais quitté. Je l’ai laissé comme au premier jour. Regarde. »
Il me montra des encroûtements de rouille là où la statuette faisait des plis : le cou, les jambes repliées.
« Je ne l’ai jamais nettoyé. L’argent ne rouille pas, c’est le sang de l’autre. Je garde avec moi le souvenir du jour de ma mort. Je n’aurais pas dû survivre à ce moment-là, tout le reste de ma vie m’a été donné en plus. Je le garde contre moi, c’est un monument aux morts que j’emporte, à la mémoire de ceux qui n’ont pas eu de chance, et à la santé de ceux qui en ont eu. Comme trophée, je l’aurais nettoyé ; mais c’est un ex-voto, alors je le laisse comme il était. »
Le lacet de cuir luisait, ciré par des décennies de sueur. Il n’avait pas dû le changer non plus, ce devait être le cuir d’un buffle noir qui pâturait en Indochine dans les profondeurs du siècle précédent. Peut-être cela lui avait-il donné une odeur, mais je ne m’approchais pas suffisamment pour le savoir. Il le remit contre sa poitrine et se reboutonna.
« Il doit me servir de cœur, ce petit bonhomme avec ses yeux fermés. Je n’ai jamais osé m’en éloigner, le poser trop longtemps, j’avais peur que quelque chose s’arrête et que ce soit vraiment fini. Il est fait de juste assez de métal pour couler une balle, une balle d’argent que l’on utilise contre les loups-garous, les vampires, les êtres maléfiques que l’on ne tue pas par les moyens habituels. Alors je l’ai ramassée, cette balle qui ne m’a pas eu, cette balle qui avait un billet à mon nom, et tant que je la tiens bien cachée, tant que je la serre contre moi, elle ne m’atteindra pas. Personne n’a vu ce bouddha, sinon Eurydice qui m’a vu nu, sinon mes potes parachutistes qui m’ont vu en calecif, ou sous la douche, mais ils sont morts à l’heure qu’il est, et puis toi. De toute cette histoire, je ne garde que cette mort que je n’ai pas eue.
— Vous n’avez rien rapporté, rien gardé ? des objets exotiques qui vous feraient des souvenirs ?
— Rien. À part un talisman et des blessures. Il ne me reste rien de ces vingt ans de ma vie ; à part des peintures, j’en ai fait tant, et j’essaye de m’en débarrasser. La chaleur qu’il faisait là-bas m’a guéri de l’exotisme. Et pourtant c’était un sacré bazar que l’Indochine, tout le monde y vidait son grenier, on trouvait de tout : armes américaines, sabres d’officiers japonais, sandales de Viêt-minh en pneus Michelin, objets chinois antiques, meubles français cassés, tout ce qu’on y avait amené se tropicalisait. Je n’ai rien gardé. J’ai tout laissé, perdu au fur et à mesure ; on me l’a aussi pris, détruit ou confisqué, et ce qui pouvait rester, ce qui reste dans le grenier d’un vieux militaire, comme un béret ou un insigne, une médaille, parfois une arme, je l’ai jeté. Il ne me reste aucun souvenir. Ici, rien n’a plus à voir avec ça. »
Entourés que nous étions de tous les objets imbéciles qui décoraient la pièce, qui ne montraient que leur idiotie, qui affirmaient très visiblement n’être liés à rien d’autre qu’à eux-mêmes, je le croyais aisément.
« Il ne me reste que ça, le bouddha d’argent que je viens de te montrer ; et puis le pinceau que j’utilise encore, je l’avais acheté à Hanoï sur les conseils de celui qui fut mon maître. Et puis une photo. Une seule.
— Pourquoi celle-là ?
— Je ne sais pas. Le petit bouddha, je ne le quittais pas, il n’a jamais été plus loin qu’à portée de main depuis cinquante ans ; le pinceau, je l’utilise encore ; mais la photo j’ignore pourquoi je l’ai toujours. Peut-être ne doit-elle sa survie qu’au hasard, car il faut bien que quelque chose reste. Sur la masse d’objets que j’ai manipulés pendant vingt ans, il y en a qui échappent, on les retrouve un jour, et on se demande pourquoi.
« J’aurais pu prendre la décision de la déchirer, de la jeter, mais je n’en ai jamais eu le cœur. Cette photo, je l’ai gardée, elle a surmonté toutes les formes de disparition et elle est encore là, comme un vestige banal dont on se demande comment il a pu passer les siècles alors que tout le reste autour a disparu, une trace dans le sable, une sandale abîmée, un jouet d’enfant en terre cuite. Il y a une forme de hasard archéologique qui fait que certains vestiges, sans qu’il y ait de raison, restent. »
Il me montra une photo de petite taille, moitié moins grande qu’une carte postale, bordée de blanc et dentelée comme on le faisait alors. Dans cette petite surface se serraient des gens debout, face à l’appareil, autour d’une grosse machine à chenilles. On n’y voyait pas grand-chose, à cause de la taille des silhouettes et des gris peu contrastés. On économisait le papier photo et les produits chimiques, et les laborantins des petites villes d’Indochine étaient des amateurs, qui travaillaient trop vite.
« N’y voir rien a contribué à ce que je la garde. Je me promettais toujours de reconnaître ceux qui étaient là, et de compter ceux qui restaient. À force d’attendre, cela a tendu vers zéro ; il ne reste plus que moi, je crois. Et puis peut-être la machine, une grosse carcasse qui rouille dans la forêt. Tu m’as trouvé ? »
On avait du mal à distinguer les visages, ils n’étaient qu’une tache grise, où un fonçage infime figurait les yeux, et un point blanc le sourire. J’avais du mal à reconnaître l’engin, sa tourelle n’était pas celle que l’on voit aux chars, il ne semblait en dépasser qu’un tuyau court. Derrière on devinait des frondaisons confuses.
« La forêt du Tonkin ; on disait parfois la jongle, mais cette prononciation a disparu. Tu me trouves ? »
Je le reconnus enfin à sa grande taille, sa sveltesse, et à sa façon triomphante de porter sa tête, à sa posture d’enseigne plantée dans le sol.
« Là ?
— Oui. La seule image de moi pendant vingt ans, et on me reconnaît à peine.
— Vous étiez où ?
— À ce moment-là ? Partout. Nous étions la Réserve générale. Nous allions où cela n’allait pas. On m’y avait affecté après ma convalescence. On avait besoin d’hommes en forme, d’hommes chanceux, d’immortels. Nous ne nous déplacions qu’en courant, nous sautions sur l’ennemi. On nous appelait : nous venions.
« J’ai appris à sauter d’un avion. Nous ne sautions pas beaucoup, nous allions surtout à pied, mais sauter est un geste intense. Nous étions livides, muets, en ligne dans la carlingue du Dakota qui vibrait et nous n’entendions plus rien d’autre que le moteur. Nous attendions devant la porte ouverte sur rien par où s’engouffraient d’horribles courants d’air, le vacarme des hélices, le défilement de différentes sortes de vert, en dessous. Et un par un nous sautions au signal, sur l’ennemi qui est en bas, nous sautions sur son dos, lèvres retroussées, dents ruisselantes, griffes tendues, les yeux rouges. Nous nous jetions dans l’atroce mêlée, nous nous précipitions sur eux après un vol rapide, une chute où nous n’étions rien qu’un corps nu dans le vide, les joues vibrantes, le ventre serré de peur et du désir d’en découdre.
« Ce n’était pas rien que d’être parachutiste. Nous étions des athlètes, des hoplites, des bersekers. Il nous fallait ne pas dormir, sauter la nuit, marcher des jours et des jours, courir sans jamais ralentir, nous battre, porter des armes horriblement lourdes et les tenir propres, et toujours avoir le bras assez ferme pour enfoncer un poignard dans un ventre, ou porter le blessé qui devait être porté.
« Nous embarquions dans de gros avions fatigués avec un paquet de soie replié dans le dos, nous volions sans dire un mot et, arrivés au-dessus de la forêt, des marécages, d’étendues d’herbe à éléphant, que l’on voit d’en haut comme des nuances de vert mais qui sont autant de mondes différents, qui portent autant de souffrances particulières, de dangers spéciaux, différentes sortes de mort, nous sautions. Nous sautions sur l’ennemi caché dans l’herbe, sous les arbres, dans la boue ; nous sautions sur le dos de l’ennemi pour sauver l’ami pris au piège, prêt à succomber, dans son poste assiégé, dans sa colonne attaquée, qui nous avait appelés. Nous ne nous occupions de rien d’autre : sauver ; venir très vite, nous battre, nous sauver nous-mêmes ensuite. Nous restions propres, nous avions la conscience nette. Si cette guerre avait l’air sale, c’était juste la boue : nous la faisions dans un pays humide. Les risques que nous prenions purifiaient tout. Nous sauvions des vies, en quelque sorte. Nous n’étions occupés que de ça. Sauver ; nous sauver ; et entre-temps courir. Nous étions des machines magnifiques, félins et manœuvriers, nous étions l’infanterie légère aéroportée, maigre et athlétique, nous mourions facilement. Ainsi nous restions propres, nous, les belles machines de l’armée française, les plus beaux hommes de guerre qui furent jamais. »
Il se tut.
« Tu vois, reprit-il, il y a chez les fascistes, en plus de la simple brutalité, qui est à la portée de tous, une sorte de romantisme mortuaire qui leur fait dire adieu à toute vie au moment où elle est le plus forte, une joie sombre qui leur fait par exaltation mépriser la vie, la leur comme celle des autres. Il y a chez les fascistes un devenir-machine mélancolique qui s’exprime dans le moindre geste, le moindre mot, qui se voit dans leurs yeux – ils ont un éclat métallique. Pour cela, nous étions fascistes. Du moins nous affections de l’être. Nous apprenions à sauter pour cette raison-là : pour trier, reconnaître les meilleurs d’entre nous, rejeter ceux qui tourneraient casaque au moment du choc, pour ne garder que ceux qui se moquent de leur propre mort. Ne garder que ceux qui la regardent droit dans les yeux, et avancent.
« Nous ne faisions rien d’autre que de nous battre, nous étions des soldats perdus, et nous perdre nous protégeait du mal. Moi, je voyais un peu davantage, à cause de l’encre. L’encre me cachait, l’encre me permettait de m’éloigner un peu, de voir un peu mieux. Pratiquer l’encre c’était m’asseoir, me taire, et voir en silence. Notre étroitesse de vue nous donnait une incroyable cohésion, dont nous fûmes ensuite orphelins. Nous vivions une utopie de garçons, épaule contre épaule ; dans la mêlée il n’y avait que l’épaule du voisin, comme dans la phalange. Nous aurions voulu toujours vivre ainsi, et que tous vivent comme ça. La camaraderie sanglante nous paraissait tout résoudre. »
Il se tut encore.
« Cet engin à chenille, le relançai-je, on vous parachutait avec ?
— C’est arrivé. On nous parachutait des armes lourdes en pièces détachées, pour établir dans la forêt des camps retranchés, pour attirer les Viets et qu’ils s’empalent sur nos pointes. Nous servions d’appâts. Ils ne voulaient rien davantage que détruire les bataillons parachutistes ; nous ne voulions rien de plus que détruire leurs divisions régulières, les seules qui étaient à notre taille. À un contre cinq en leur faveur, nous considérions l’affrontement comme égal. Nous jouions à cache-cache. On nous envoyait parfois du ciel ces grosses machines. On les déplantait du sol, on les remontait, elles tombaient en panne. Dans ce fichu pays rien d’autre que nous ne fonctionnait ; l’homme nu, qui tient une arme dans sa main.
— La forme de la tourelle est bizarre.
— C’est un char lance-flammes. Un char américain récupéré de la guerre du Pacifique, qui servait aux assauts sur la plage ; avec ça ils brûlaient les bunkers en troncs de cocotier que les Japonais avaient construits sur toutes les îles. C’était facile à faire, des troncs fibreux, du sable, des blocs de corail biens durs, et ça résistait aux balles et aux bombes. Pour les détruire, il fallait lancer des flammes liquides par les meurtrières, et brûler tout à l’intérieur. Alors ils pouvaient avancer.
— Vous faisiez pareil ?
— Le Viêt-minh n’avait pas de bunkers ; ou alors si bien cachés que nous ne les trouvions pas ; ou alors dans des endroits où les chars n’allaient pas.
— À quoi servait votre char alors ? Vous posez autour comme s’il était votre éléphant préféré.
— Il servait à nous transporter sur son dos, et à brûler les villages. C’est tout. »
Ce fut moi qui me tus, cette fois.
On avait jeté sur l’Indochine une étrange armée, qui avait pour seule mission de se débrouiller. Une armée disparate commandée par des aristocrates d’antan et des résistants égarés, une armée faite de débris de plusieurs nations d’Europe, faite de jeunes gens romantiques et bien instruits, d’un ramassis de zéros, de crétins, et de salauds, avec beaucoup de types normaux qui se retrouvaient dans une situation si anormale qu’ils devenaient alors ce qu’ils n’auraient jamais eu l’occasion de devenir. Et tous posaient pour la photo, autour de la machine, et souriaient au photographe. Ils étaient l’armée hétéroclite, l’armée de Darius, l’armée de l’Empire, on aurait pu l’employer à mille usages. Mais la machine avait un mode d’emploi clair : incendier. Et ici il n’était à incendier que les villages et leurs maisons de paille et de bois, avec tout ce qu’il y avait dedans. L’outil même empêchait que cela tourne autrement.
La maison brûla et tous ceux qui étaient dedans. Comme il s’agissait de paille tout cela brûlait bien. Les feuilles séchées qui faisaient le toit flambaient, le feu prenait au mur de vannerie, cela embrasa enfin les piliers de bois et le plancher, cela fit un ronflement énorme qui mit fin à tous les cris. Ces gens-là crient toujours avec leur langue qui n’est que cris, qui semble imitée des bruits de la forêt, ils criaient et le ronflement de l’incendie recouvrit leurs cris, et quand le feu se calma, qu’il ne resta que les piliers noircis et le plancher fumant, il n’y avait qu’un grand silence, des craquements, des braises, et une odeur répugnante de graisse brûlée, de viande carbonisée, qui plana au-dessus de la clairière pendant des jours.
« Vous avez fait ça ?
— Oui. Les morts nous en voyions tellement, en tas, des tas de morts enchevêtrés. Nous les enterrions au bulldozer quand l’affaire était finie, la reprise d’un village ou l’accrochage avec un régiment viet. Nous ne les voyions plus ; ils nous importunaient par l’odeur, et nous essayions de nous en protéger en enterrant tout. Les morts n’étaient qu’un élément du problème, tuer n’était qu’une façon de faire. Nous avions la force, alors par son usage nous faisions des dégâts. Nous tentions de survivre dans un pays qui se dérobe : nous ne nous appuyions sur rien si ce n’est les uns sur les autres. La végétation était urticante, le sol meuble, les gens fuyants. Ils ne nous ressemblaient pas, nous ne savions rien. Nous pratiquions pour survivre une éthique de jungle : rester ensemble, faire attention où nous mettions les pieds, nous ouvrir un chemin au sabre d’abattis, ne pas dormir, tirer dès que nous entendions la présence de fauves. À ce prix-là, on sort de la jungle. Mais ce qu’il aurait fallu, c’était ne pas y aller.
— Tout ce sang, murmurai-je.
— Oui. Ce fut bien un problème, le sang. J’en ai eu sous les ongles, pendant des jours dans la forêt, un sang qui n’était pas le mien. Quand je prenais enfin une douche, l’eau était marron, puis rouge. Une eau sale et sanglante coulait de moi. Puis c’était de l’eau claire. J’étais propre.
— Une douche, et voilà ?
— Au moins une douche, pour continuer à vivre. J’ai survécu à tout ; et ça n’a pas été facile. Tu as remarqué que ce sont les survivants qui racontent les guerres ? On croit à les entendre que l’on peut s’en sortir, qu’une providence vous protège et qu’on voit la mort du dehors s’abattre sur les autres. On en arrive à croire que mourir est un accident rare. Dans les endroits que j’ai fréquentés on mourait facilement. L’Indochine où j’ai vécu était un musée des façons d’en finir : on mourait d’une balle dans la tête, d’une rafale en travers du corps, d’une jambe arrachée par une mine, d’un éclat d’obus qui faisait une estafilade par où l’on se vidait, haché menu par un coup de mortier au but, écrasé dans la ferraille d’un véhicule renversé, brûlé dans son abri par un projectile perforant, percé d’un piège empoisonné, ou plus simplement – même si c’est mystérieux – de fatigue et de chaleur. J’ai survécu à tout, mais cela n’a pas été facile. Au fond je n’y suis pas pour grand-chose. J’ai juste échappé à tout ; je suis là. Je crois que l’encre m’y a aidé. Elle me dissimulait.
« Mais maintenant c’est la fin. Même si je n’y crois pas vraiment, je vais bientôt disparaître. Tout ceci que je te raconte je ne l’ai raconté à personne. Ceux qui l’ont vécu n’en ont pas besoin, et ceux qui ne l’ont pas vécu ne veulent pas l’entendre ; et à Eurydice j’ai raconté par les gestes. J’ai peint pour elle. Je lui ai montré comme c’était beau, sans rien ajouter, et je déployais autour d’elle une encre noire pour qu’elle ne se doute de rien.
— Alors pourquoi moi ?
— Parce que c’est la fin. Et toi, tu vois à travers l’encre. »
Je n’étais pas sûr d’avoir compris ce qu’il me disait. Je n’osais le lui demander. Debout, il regardait dehors, il me tournait le dos, il ne devait apercevoir par la fenêtre que les pavillons de Voracieux-les-Bredins encadrés de tours, dans la lumière grisâtre d’un hiver interminable.
« La mort », dit-il.
Et il le dit de cette voix française, cette voix d’église et de palais, cette voix dont j’imagine qu’elle fut celle de Bossuet, vibrante comme une hanche de basson à l’intérieur de son nez, qui donne quand il parle avec force une note désaccentuée mais terrible ; la note de l’état des choses que l’on affirme, auquel on ne peut rien, mais que l’on clame. Car il faut continuer de vivre.
« La mort ! Enfin qu’elle vienne ! Je suis las de cette immortalité. Je commence à trouver cette solitude pesante. Mais ne le dis pas à Eurydice. Elle compte sur moi. »
J’ai fait le chemin à pied pour revenir jusqu’à Lyon, un chemin que personne n’a prévu à l’usage d’un piéton. Je serrais les poings dans les poches de mon manteau, je m’enroulais autour de mes dents serrées, j’avançais.
Il n’a pas été prévu que l’on puisse marcher dans Voracieux-les-Bredins, personne ne le fait. Les programmes immobiliers sont limités par un flou sur lequel on trébuche, et au-delà on ne pense rien. Je marchais crispé, cela faisait comme un rythme, petit tambour de mon cœur, tambour de mon pas, grand tambour des grands immeubles posés là, un par un le long de ma route. Je traversais des aires et des voies conçues pour des flux, et je devais enjamber des murets obliques, descendre des bandes de terre où s’enfoncent les chaussures, où les grosses rudérales velues mouillent le pantalon, je devais suivre de petits sentiers éboulés pleins de déchets entre des espaces mal jointoyés. Sur le plan on fait le tour en voiture, c’est aisé, mais à l’échelle des corps les espaces conglutinent mollement par la sueur des pas, les gens passent quand même, s’écoulent par des sentes que le plan n’avait pas prévu. On n’a jamais pensé que quelqu’un à pied puisse aller d’un lieu à l’autre. À Voracieux-les-Bredins rien ne va ensemble, on l’a conçu ainsi.
En traversant cette ville par des sentiers de mulet, je vis l’affiche des GAFFES collée par dizaines sur toutes les étendues de mur. L’urbanisme vite fait laisse une multitude de murs aveugles, de grands tableaux gris où il n’est que d’écrire ; ils y invitent, ils s’ornent de peintures à la bombe et d’affiches que la pluie peu à peu décolle. Celle des GAFFES était bleue avec le visage de De Gaulle si reconnaissable, par son nez, son képi, sa petite moustache du temps de Londres, la raideur arrogante de sa nuque. Une longue citation éclatait en blanc, qu’il fallait lire.
C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne.
C’était tout, signé des GAFFES par leur sigle. On placarde ces mots-là dont on laisse à penser qu’il les aurait écrits, le romancier. On n’y ajoute rien, on les placarde partout sur les murs aveugles de Voracieux-les-Bredins. Cela semble suffire ; on se comprend. Voracieux est le lieu où fermentent nos idées noires. On placarde un texte, on le superpose à un visage tel qu’il était dans sa période héroïque, et cela suffirait. On ne précise aucune référence. Je connais ce texte : le Romancier ne l’a jamais écrit. Il l’a dit, juste, on le publia dans des propos rapportés. Cela commence par : « Il ne faut pas se payer de mots. » Et pourtant, cela paie, il le sait. On l’imagine face à son interlocuteur qui prend des notes, il s’échauffe, il se lance : « Qu’on ne se raconte pas d’histoires ! Les musulmans, vous êtes allés les voir ? Vous les avez regardés avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français. Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants. Essayez d’intégrer de l’huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d’un moment, ils se sépareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ? Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et les Berbères d’Algérie étaient considérés comme français, comment les empêcheriez-vous de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées. »
On l’entend bien, sa voix, quand il prononce ces paroles. On l’entend bien parce qu’on la connaît, sa voix nasillarde, son enthousiasme d’ironiste, sa verve qui utilise tous les niveaux de langue pour frapper, séduire, faire sourire, embrouiller les perspectives et emporter le morceau. Il utilise en maître les moyens de la rhétorique. Il s’écoute toujours avec plaisir. Mais une fois le sourire dissipé, si on a pris soin de noter, on reste interdit de tant d’approximation, de mauvaise foi, d’aveuglement méprisant ; et de virtuosité littéraire. Ce qui semble être une vision claire, qui retrouverait le fonds solide du bon sens, n’est qu’un propos de bistrot, lancé pour arracher l’acquiescement de qui écoute, emmêler la pensée, garder la parole. Le Romancier quand il parle n’est qu’un homme animé des motivations les plus banales. On n’est pas grand homme en toutes circonstances, ni tous les jours.
Mais lisez donc ! Burnous, turbans ! À quoi cela rime-t-il ? Voyez donc qui habite Alger, Oran, cela dissemble-t-il tant ? Colibri ? coup de génie ! on s’attend à moineau, et il fait dans l’exotique chantant, on en sourit, et de sourire on a déjà perdu la main. Huile et vinaigre ? mais qui donc est huile, qui donc est vinaigre, et pourquoi ces deux liquides immiscibles, alors que l’homme par définition se mélange infiniment ? Arabes et Français ? comme si l’on pouvait comparer deux catégories dont les définitions ne sont en rien équivalentes, comme si elles étaient fondées en nature, l’une et l’autre, définitivement. Il fait sourire, il est plein d’esprit, car le génie français se caractérise par l’esprit. Qu’est-ce que l’esprit ? C’est tous les avantages de la croyance sans les inconvénients de la crédulité. C’est agir selon les lois strictes de la bêtise, en affectant de n’être pas dupe. C’est charmant, c’est souvent drôle, mais on peut trouver ceci pire que la bêtise, car en riant on croit qu’on y échappe, mais on n’en réchappe pas. L’esprit, c’est juste une façon de dissimuler l’ignorance. Quarante millions, dit-il, quarante millions d’autres, autant que nous, conçus bien plus vite que nous ne concevons nous-même, un attentat permanent à la bombe démographique ; n’est-ce pas la crainte perpétuelle qui s’exprime là, la crainte de toujours, que l’autre, l’autre, l’autre, ait la vraie puissance, la seule : sexuelle ?
Il se paie largement de mots, le Romancier. Il utilise ceux qui brillent et nous les lance, on les recueille comme un trésor et c’est de la fausse monnaie. Si on parle de ressemblance, on est toujours entendu, tant la ressemblance est notre premier mode de pensée. La race est une pensée inconsistante, qui repose sur notre avidité éperdue de ressemblance ; et qui aspire à des justifications théoriques qu’elle ne trouvera pas, car elles n’existent pas. Mais cela indiffère, l’important est de laisser entendre. La race c’est un pet du corps social, la manifestation muette d’un corps malade de sa digestion ; la race, c’est pour amuser la galerie, pour occuper les gens avec leur identité, ce truc indéfinissable que l’on s’efforce de définir ; on n’y parvient pas, alors cela occupe. Le but des GAFFES n’est pas d’opérer un tri des citoyens selon leur pigmentation, le but des GAFFES c’est l’illégalité. Ce dont ils rêvent, c’est l’usage stupide et sans frein de la force, de façon que les plus dignes soient enfin sans entraves. Et derrière, dessous, dans l’obscurité des coulisses, pendant que le public applaudit au petit guignol racial, se jouent les vraies questions, qui sont toujours sociales. C’est comme ça qu’ils se firent avoir, sans se douter de rien, ceux qui crurent dur comme fer, jusqu’au bout, au code couleur de la colonie. Les pieds-noirs furent en petit ce que la France est maintenant, la France entière, la France affolée, contaminée en sa langue même par la pourriture coloniale. Nous sentons bien qu’il nous manque quelque chose. Les Français la cherchent, les GAFFES affectent de la chercher, nous la cherchons, notre force perdue ; nous voudrions tellement l’exercer.
Je marchais, replié. Je ne savais pas bien où j’étais. J’allais vaguement vers l’ouest, je voyais au loin les monts du Lyonnais et le Pilat, heureusement qu’il y a ici des montagnes pour savoir où l’on va. Dans la vaste banlieue, je ne sais pas où je suis, je ne sais pas quand on est. C’est l’avantage et l’inconvénient de vivre seul, de ne travailler que peu, d’être ainsi tout à soi. On est renvoyé à soi ; et soi n’est rien.
J’arrivai dans un lieu clôturé où une meute d’enfants s’activait autour de jeux qui se balancent et qui se grimpent. Ce devait donc être vers cinq heures, et ce bâtiment tout plat avec sa grande porte devait être une école. Les enfants obéissent à des migrations régulières. Je vins m’asseoir auprès d’eux, sur un banc que les mères avaient laissé libre. Assis poings serrés dans les poches, col relevé, je n’amenais visiblement pas d’enfant. On me surveilla. Les enfants enveloppés de doudounes grimpaient aux échelles devant les toboggans, ils se poursuivaient, sautaient sur des balançoires à ressort, toujours hurlant, et aucun ne se faisait mal. La vitalité des enfants les protège de tout. Quand ils tombent, l’impact est faible, ils se relèvent aussitôt ; alors que moi si je tombais, je me briserais.
Qu’ils s’agitent m’exaspérait, et qu’ils produisent autour de moi tant de vacarme. Je ne leur ressemble pas. Ils sont innombrables, toujours en mouvement, les enfants de Voracieux-les-Bredins, noirs et bruns sous leur bonnet, par-dessus leur écharpe, plusieurs nuances de noir et de brun, dont aucune qui soit la mienne, si claire. Ils font les cabrioles les plus dangereuses, il ne leur arrive rien, leur vitalité les protège, ils reprennent leur forme après chaque chute. Ils sont le ciment qui prolifère et répare de lui-même la maison commune toute fissurée. Ce n’est pas la bonne teinte. Eh bien, disons que l’on repeint la maison. Nous avons surtout besoin d’un toit, et qu’il ne s’effondre pas, pour nous protéger et nous contenir. La teinte des murs ne change rien à la solidité du toit. Il faut juste qu’il tienne.
En quoi me ressemblaient-ils, ces enfants noirs et bruns qui s’agitaient en hurlant sur des balançoires à ressort ? En quoi me ressemblent-ils ceux-là qui sont mon avenir à moi, enveloppé dans un manteau d’hiver et assis sur un banc ? En rien visiblement, mais nous avons bu au même lait de la langue. Nous sommes frères de langue, et ce qui se dit en cette langue nous l’avons entendu ensemble ; ce qui se murmure en cette langue nous l’avons compris, tous, avant même de l’entendre. Même dans l’invective, nous nous comprenons. Elle est merveilleuse cette expression qui dit : nous nous comprenons. Elle décrit un entrelacement intime où chacun est une partie de l’autre, figure impossible à représenter mais qui est évidente du point de vue du langage : nous sommes entrelacés par la compréhension intime de la langue. Même l’affrontement ne détruit pas ce lien. Essayez de vous engueuler avec un étranger : ce n’est jamais plus que de se heurter à une pierre. Ce n’est qu’avec l’un des siens que l’on peut vraiment se battre, et s’entre-tuer ; entre soi.
Je ne connais rien aux enfants. J’avais passé des mois à peindre avec un homme qui me relatait de telles choses que je devais rentrer à pied pour sécher. Il aurait fallu que je me lave après l’avoir entendu, j’aurais préféré ne rien entendre. Mais ne rien entendre ne fait pas disparaître : ce qui est là agit dans le silence, comme une gravitation.
J’ai été un enfant aussi, même s’il m’est difficile maintenant de m’en souvenir. J’ai crié aussi, sans autre raison que ma vitalité, je me suis aussi agité sans but, je me suis amusé, ce qui est l’acte essentiel de l’enfance avec son étrange forme pronominale. Mais assis comme je le suis maintenant, les poings serrés, les épaules courbées, le col de mon manteau d’hiver qui dissimule mon menton baissé, il m’est difficile de m’en souvenir. Je suis bloqué à ce moment-là du temps, assis sur un banc, dans la banlieue sans direction. Voilà l’échec, voilà le malheur : être bloqué à ce moment-là du temps. Être effrayé de ce qui a été fait, avoir peur de ce qui se prépare, être agacé par ce qui s’agite, et rester là ; et penser que là est tout.
Un petit garçon qui courait – ils ne se déplacent tous qu’en courant – s’arrêta devant moi. Il me regardait, son petit nez dépassait de son écharpe, des boucles noires s’échappaient de son bonnet, ses yeux noirs brillaient avec une grande douceur. De sa main engoncée dans une moufle il abaissa son écharpe, dégagea sa petite bouche d’où sortirent des vapeurs blanches, son haleine d’enfant dans l’air froid.
« Pourquoi tu es triste ?
— Je pense à la mort. À tous les morts laissés derrière nous. »
Il me regardait, il hocha la tête, bouche ouverte, et les vapeurs de son souffle l’environnaient.
« Tu ne peux pas vivre si tu ne penses pas à la mort. »
Et il repartit en courant, jouer, hurler avec les autres sur des balançoires à ressort, courir en rond tous ensemble sur les tapis en caoutchouc qui rendent toutes les chutes anodines.
Merde. Il ne doit pas avoir plus de quatre ans et il vient me dire ça. Je ne suis pas sûr qu’il l’ait voulu, je ne suis pas sûr qu’il comprenne ce qu’il dit, mais il l’a dit, il l’a prononcé devant moi. L’enfant ne parle peut-être pas, mais il dit ; la parole passe à travers l’enfant sans qu’il s’en aperçoive. Par les vertus de la langue, nous nous comprenons. Entrelacés.
Alors je me levai et repartis. Je ne serrais plus les poings, quelque chose du temps s’était remis en marche. Je revins à pied jusque chez moi, les lumières s’allumaient à mon passage, les rues étaient ici mieux tracées, les façades mieux alignées, j’étais à Lyon, dans une ville comme mes pensées qui enfin s’ordonnaient. J’allais tranquillement vers le centre.
J’ai été enfant moi aussi ; et comme bien d’autres de cette époque-là, j’habitais sur une étagère. On rangeait les gens dans des parcs, sur de grandes étagères de béton clair, d’étroits immeubles hauts et très longs. Sur la structure orthogonale les appartements s’alignaient comme des livres, ils donnaient des deux côtés de la barre, des fenêtres sur la face avant, des balcons sur la face arrière, comme les alvéoles d’une gaufre. Par le balcon ouvert sur l’arrière, chacun montrait ce qu’il voulait. De la pelouse centrale, de l’étendue du parking, on voyait tous les étages, les balcons qui laissaient deviner quelque chose, comme le titre des livres que l’on voit sur leur dos quand ils sont alignés sur l’étagère. On pouvait s’accouder, regarder passer ; étendre le linge bien plus longtemps qu’il ne faut ; s’apostropher ; s’engueuler à propos des enfants ; s’asseoir ; s’asseoir et lire ; sortir une chaise, une toute petite table et faire quelques travaux ; des travaux ménagers, le tri des légumes, le reprisage des chaussettes, des travaux à façon pour de petites industries. Nous vivions toutes classes mêlées sous le regard les uns des autres. Chacun regardait avec amusement la vie des balcons, mais cultivait un désir de fuite. Chacun aspirait à s’enrichir assez pour acheter sa maison, la faire construire et vivre seul. Cela arriva pour beaucoup. Mais dans ces années-là où j’étais enfant, nous vivions encore ensemble, classes mêlées, dans un âge d’or des cités après leur construction. Elles étaient neuves, nous avions assez d’espace. De ma hauteur d’enfant, de la pelouse centrale plantée d’un cyprès où nous jouions, je voyais s’élever autour de moi les étagères de l’expérience humaine ; là se rangeaient tous les âges, toutes les conditions de richesse – de modeste à moyenne –, toutes les configurations familiales. Je les voyais en contre-plongée, de ma taille d’enfant, tous ensemble dans la cabine de l’ascenseur social. Mais déjà tous pensaient à acheter et faire construire, à vivre seuls dans un bout de paysage isolé d’une haie de thuyas.
Nous jouions. Les aires bitumées entre les voitures se prêtaient au patin à roulettes. Nous jouions au hockey de ville avec une balle de ping-pong et une crosse faite de deux planches clouées. Nous fixions à nos vélos des languettes de carton pour imiter le bruit des mobylettes. Nous jouions dans les débris des chantiers jamais finis, chantiers toujours en cours qui laissaient des tas de terre entamés, des tas de sable posés sur des bâches, des tas de grandes planches encroûtées de ciment, des échafaudages sur lesquels nous grimpions par les cordes de chanvre qui servaient à monter des seaux, et les longues planches élastiques quand nous sautions nous projetaient en l’air. Oh combien a-t-on construit dans ces années-là ! Nous étions nous-mêmes constructions en cours. On ne faisait que ça : construire ; raser ; reconstruire ; creuser et recouvrir ; modifier. Les magnats du BTP étaient maîtres du monde, maîtres tout-puissants du paysage, de l’habitat, de la pensée. Si l’on compare ce qui était et ce que l’on voit maintenant, on ne reconnaît rien. Des immeubles s’élevaient partout pour loger tous ces gens qui venaient vivre là. On les construisait vite, on les finissait vite, on posait le toit au plus vite. Dans ces immeubles on ne prévoyait pas de greniers, juste des caves. Il n’y avait pas de pensée claire, aucun souvenir que l’on aurait gardé, juste des terreurs enfouies. Nous jouions dans le réseau des caves enterrées, dans les couloirs de moellons bruts, sur le sol de terre battue souple et froide comme la peau des morts, dans les couloirs éclairés d’ampoules nues protégées d’une grille, dont la lumière crue semblait ne pas aller loin, s’arrêtait vite, lumière effrayée par l’ombre, n’osant éclairer les coins, les laissant noirs. Nous jouions à des jeux de guerre dans la cave, ni très violents, ni très sexuels ; nous étions des enfants. Nous nous glissions dans l’ombre et tirions avec des mitraillettes en plastique qui produisaient des cliquetis, et des pistolets de polyéthylène mou dont nous imitions le bruit supposé en gonflant les joues chacun à notre façon. Je me souviens avoir été capturé dans la cave, et avoir fait semblant d’être attaché, et l’on a fait semblant de m’interroger, on a fait semblant de me torturer en me demandant de parler, on, c’est-à-dire le jeu, et j’ai pris une vraie gifle qui a claqué sur ma joue.
Nous avons brusquement arrêté de jouer, rougissant ; nous étions tous très excités, fiévreux, la respiration accélérée, le front tout chaud. Cela allait trop loin. Ma joue brûlante montrait que cela allait trop loin. Nous avons bredouillé que le jeu était fini, qu’il fallait rentrer. Nous sommes tous remontés chez nous, à l’air libre ; nous sommes remontés dans les étagères.
Nous étions enfants, nous ne savions rien dire, ni de la violence ni de l’amour, nous faisions sans savoir. Nous n’avions pas la parole. Nous agissions.
Un soir d’été nous nous acharnâmes à dessiner à la craie de grands cœurs fléchés sur le sol de bitume. Nous les faisions roses, entrelacés, entourés de dentelle, et nous écrivions au centre tous les prénoms qui nous passaient par la tête, nous gribouillions tour à tour, avec acharnement, avec un joyeux acharnement qui cassait nos craies, avec l’impression délicieuse d’écrire des gros mots mais gentils, et si l’un de nos parents était arrivé, nous nous serions égaillés en rougissant et en gloussant, les mains pleines de poussière de craie, incapables d’expliquer ni notre joie ni notre gêne. Nous fîmes ces dessins un soir d’été juste sous un balcon du premier, à un mètre du sol, où un tout jeune couple venait d’emménager. La nuée de gamins traçait devant leur balcon des cœurs entrelacés, le ciel très lentement passait du rose au violet, l’air était doux, heureux, et ils nous regardaient faire tous les deux enlacés, sa tête à elle sur son épaule à lui ; ils souriaient sans rien dire et la lumière bleue du soir s’épaississait lentement.
Nous faisions, faisions avec acharnement ; nous partagions avec nos aînés la passion des travaux publics, et organisions tous les jours des chantiers miniatures. Nous labourions la terre meuble pour obtenir des terrains plats de jeux de billes, des pistes de course de cyclistes en plomb, pour que circulent aisément nos petites autos Majorette. Nous commencions avec les petits bulldozers à lame de métal qui faisaient partie de nos jouets, puis très vite cela ne suffisait plus. Nous creusions avec des bâtons cassés, avec des pelles de plage, avec les petits râteaux et petits seaux en plastique que nous emmenions à la mer, partout où il y avait du sable à creuser. Ici nous creusâmes la terre où étaient bâties nos maisons ; et très vite l’odeur commença de se répandre.
Les trois barres de la cité avaient été construites sur un terrain en pente, que l’on avait remblayé en trois lieux pour planter les grandes étagères où s’alignaient les appartements. Le parking formait un plan incliné bien lisse qui arrangeait nos jeux de patins, et la route qui sortait de là pour aller en ville faisait une petite côte, bordée d’un mur de ciment à dessus plat, qui faisait au moins deux mètres à son extrémité la plus distale – ce qui nous était hors d’atteinte – et se fondait dans l’horizontale à son autre bord, là où nous habitions. Ce mur de ciment parfaitement régulier jouait un grand rôle en nos jeux. Il était une merveilleuse autostrade, l’endroit le plus roulant de toute la cité, adapté aux minuscules trafics des Majorette. Tous les jours des petits garçons, nombreux, faisaient rouler leurs autos et camions avec un vrombissement de lèvres, allant et venant, faisant demi-tour au bout, là où le mur se fondait dans le goudron du sol, puis là où il était trop haut pour que nous puissions continuer de pousser la voiture sur son sommet. Les plus grands faisaient demi-tour un peu plus loin.
Ce mur, construit à flanc de pente, soutenait un talus terreux pas encore paysagé, qui était la terre vierge de tous nos chantiers. L’herbe ne parvenait pas à s’y maintenir car nous creusions sans cesse, des routes, des garages, des pistes d’atterrissage le long de l’autostrade où s’écoulait le trafic continu des miniatures, qui ne s’interrompait qu’aux heures des repas et du goûter. Un jour d’effervescence, un soir d’été où la nuit hésitait à choir, nous creusâmes davantage, nous fûmes très nombreux avec pelles, seaux, bâtons, à vouloir faire un trou. L’odeur nous excitait. Plus nous creusions, plus cela puait. Une nuée d’enfants s’agitait sur le talus de terre, au-dessus du mur où stationnaient maintenant les petites autos immobiles, car plus personne ne pensait à les faire rouler. Les plus grands, les plus délurés creusaient, défonçaient la terre mêlée de racines, évacuaient les déblais d’un air important, certains s’improvisaient contremaîtres et organisaient des rotations de seaux. La plupart ne touchaient à rien, ils allaient et venaient, surexcités, le nez froncé, à pousser des cris de dégoût, et à les répéter en tremblant de tous leurs membres. L’odeur sortait du sol, comme une nappe méphitique que l’on aurait percée et qui se répandrait, lourde, collante, plus intense là où l’on creusait. Nous trouvâmes des dents. Des dents visiblement humaines exactement pareilles à celles que nous avions dans la bouche. Et ensuite des fragments d’os. Un adulte amusé nous regardait faire ; un autre regardait par la fenêtre de sa cuisine. L’odeur ignoble ne les atteignait pas ; elle restait au sol. Ils ne nous prenaient pas au sérieux, croyant à un jeu alors que nous n’avions plus l’impression de jouer. L’odeur ignoble nous prouvait que nous touchions à la réalité. Cela puait tant que nous étions sûrs de faire quelque chose de vrai. Les fragments d’os et de dents se multipliaient. Un grand s’en saisit, en emporta chez lui et revint. « Mon père dit que c’est une tombe. Il m’a dit qu’avant c’était un cimetière. On a construit par-dessus. Il m’a dit que c’était dégueulasse et qu’il fallait reboucher ; ne plus toucher. »
Le soir venait enfin, le groupe lentement se défaisait, la puanteur nous montait jusqu’aux genoux, nous la sentions en nous accroupissant. Nous n’étions plus que quelques-uns, indécis. La puanteur ne se dissolvait pas dans la fraîcheur du soir. Du pied, nous rebouchâmes. « Venez vous laver les mains, les enfants. C’est dégueulasse tout ça. » L’adulte qui nous observait en souriant était resté jusqu’au bout. Il s’était approché, s’était accroupi, suivait nos gestes sans rien dire, souriant toujours. Il ne nous parla qu’au moment où nous commençâmes à partir. « Venez, j’habite juste là, au rez-de-chaussée. Il faut vous laver les mains, c’est dégueulasse. » Il avait un sourire permanent et une voix enfantine, un peu aiguë, qui créait un lien avec nous, ce qui nous inquiétait un peu. Il insista. Nous fûmes trois à le suivre. Il habitait le rez-de-chaussée, la première porte dès que l’on entrait. Tous ses volets étaient clos. Cela ne sentait pas très bon à l’intérieur. Il ferma la porte derrière nous, elle claqua avec un petit roulement métallique, il parlait sans cesse. « Cette odeur c’est horrible, je la reconnais, on la reconnaît toujours quand on l’a sentie une fois, c’est celle des fosses, des fosses quand on les ouvre, après. Il faut vous laver les mains. À fond. Tout de suite. Et même le visage. C’est vraiment dégueulasse, la terre qui pue, les morceaux dedans, les os ; ça provoque des maladies. »
Nous traversâmes un salon mal éclairé, encombré d’objets difficiles à identifier, une étagère vitrée qui luisait, un fusil accroché au mur, un poignard dans sa gaine pendu à un clou, sous un morceau de cuir absurdement épinglé sur le papier peint.
La salle de bains était toute petite, à trois devant le lavabo nous nous gênions, la lumière crue au-dessus des miroirs nous effrayait, nous le voyions sourire au-dessus de nos têtes et ses lèvres se tordre en parlant, découvrant ses dents sales qui ne nous plaisaient pas. Dans la salle de bains toute petite il nous effleurait pour nous passer le savon, nous ouvrir le robinet. Nous étouffions. Nous nous lavâmes vite, nous étions impatients de partir. « Nous devons rentrer, il fait nuit, dit enfin celui qui osa l’interrompre. – Déjà ? Enfin, si vous voulez. » Nous repassâmes dans le salon obscur, serrés les uns contre les autres comme si nous battions en retraite. Il décrocha le fusil du mur et il me le tendit. « Tu veux le tenir ? C’est un vrai, qui a servi. Un fusil de guerre. » Aucun d’entre nous ne tendit les mains, nous gardions nos mains le long de notre corps, nous essayions que rien ne dépasse. « Mon père ne veut pas que je touche des armes, dit l’un d’entre nous. – Dommage. Il a tort. » Il raccrocha l’arme en soupirant. Il caressa le morceau de cuir épinglé au mur. Il décrocha le poignard, le sortit de son fourreau, regarda la lame encroûtée et le rangea aussi. Nous nous dirigeâmes vers la porte. Il l’ouvrit l’étagère vitrée et en sortit un objet noir qu’il nous tendit encore. « Tenez. » Il approcha. « Tenez. Prenez-le dans vos mains. Dites-moi ce que c’est. » Sans le prendre, nous reconnûmes un os. Un gros os de cuisse, cassé, avec son extrémité bulbeuse si reconnaissable, entouré de viande toute sèche qui semblait carbonisée. « Tenez. Tenez. – C’est quoi ? Un bout de grillade ? Votre chien n’en a pas voulu ? » Son geste resta en suspens, il se tut, regarda fixement. « Vous n’avez pas de chien ? – Un chien ? Oh si, j’avais un chien. Mais ils l’ont tué. Ils l’ont égorgé, mon chien. » Sa voix changeait et cela nous fit peur dans le salon noir. Le morceau de cuir absurdement fixé au mur reflétait une lueur rosâtre désagréable. Nous tournâmes les talons, nous précipitâmes vers la porte. Elle était fermée mais ce n’était que le verrou. « Au revoir monsieur, merci monsieur ! » Ce n’était que le verrou, il suffisait de le tourner, et nous fûmes dehors. L’air était mauve, les lampadaires allumés, le parking vide, et jamais je n’eus autant qu’à ce moment-là le sentiment de vastes espaces, de champ libre, l’impression de grand air. Sans nous regarder nous nous dispersâmes, nous filâmes chacun vers le bâtiment où nous habitions. Je dévalai le talus terreux, la terre que nous avions remise en place cédait sous mes pieds, je m’enfonçais. Nous l’avions retournée, elle était pleine d’os et de dents. Je sautai le mur de ciment, je retrouvai l’asphalte ; je courus. Je montai l’escalier trois par trois, les pas les plus longs que pouvaient mes petites jambes. Je rentrai.
Nous ne creusâmes jamais plus si profond, nous restions en surface, nous nous contentâmes de travaux superficiels le long de la petite autostrade. Les plus grandes excavations nous les pratiquâmes en d’autres lieux, loin. J’ai grandi sur un cimetière caché ; quand on creusait le sol, il puait. On me le confirma plus tard : nous habitions sur un cimetière abandonné. Les gens d’âge mûr s’en souvenaient. On avait remblayé, construit. Il ne restait que le grand cyprès de la pelouse centrale, autour duquel nous jouions sans rien savoir.
Je me demande maintenant, dans les étagères où nous vivions, s’il était des assassins. Je ne peux l’affirmer, mais les statistiques répondent. Tous les hommes entre vingt-cinq ans et trente-cinq ans à l’époque de cette cité heureuse, tous les amis de mes parents ont eu l’occasion de l’être. Tous. L’occasion. Deux millions et demi d’anciens soldats, deux millions d’Algériens expatriés, un million de pieds-noirs chassés, un dixième de la population de ce qui maintenant est la France, marquée directement de la flétrissure coloniale, et c’est contagieux, par le contact et par la parole. Parmi les pères de mes copains, parmi les amis de mes parents, il devait en être qui en étaient entachés, et par les vertus secrètes de la langue, tous en étaient salis. On ne prononçait le mot « Algérien » qu’après une hésitation infime, mais sensible à l’oreille, car l’oreille perçoit les plus petites modulations. On ne savait comment les appeler, alors on faisait des mines, on préférait ne rien dire. On ne les voyait pas ; on ne voyait qu’eux. Il n’était pas de mot qui leur convienne, alors ils allaient sans nom, ils nous hantaient, mot juste sur le bout de la langue, et la langue par mille tentatives essayait de le retrouver. Même « Algérien », qui semble neutre, puisqu’il désigne les citoyens de la République algérienne, ne convenait pas car il en désigna d’autres. Le français est une prise de guerre, disait un écrivain qui écrivait en cette langue, et il avait bien raison, mais leur nom d’Algérien l’est aussi, une dépouille arrachée dont on voit encore le sang, les caillots séchés encore accrochés au cuir, ils habitent un nom comme certains habitent dans le centre d’Alger dans les appartements vidés de leurs habitants. On ne sait plus que dire. Le mot d’« Arabe » est sali par ceux qui le disent, « Indigène » n’a plus de sens qu’ethnologique, « musulman » met en évidence ce qui n’a pas à l’être, on utilisa toute la kyrielle des gros mots rapportés de là-bas, on inventa le mot « gris » pour désigner ceux que l’on ne qualifie pas, on recommanda le terme de « Maghrébins », que l’on disait sans y croire comme le nom des fleurs en latin. La pourriture coloniale rongeait notre langue ; lorsque nous entreprenions de la creuser, elle sentait.
Les fenêtres du rez-de-chaussée restèrent closes, autant que je m’en souvienne, et jamais je ne revis l’homme à la voix enfantine, dont nous ne sûmes jamais en quoi il pouvait se changer, car nous fuîmes. Avec mes parents ensuite j’allai habiter la campagne, un bout de paysage découpé par une haie ; seuls. Perchés sur une éminence, derrière des murs de feuilles, nous pouvions voir venir.
Dans cette cavalcade horrifique qui dura vingt ans, vingt ans sans interruption de la même chose, la fonction de chaque guerre était d’éponger la précédente. Pour faire table rase à l’issue du festin de sang, il fallait passer l’éponge, que la table soit nette, que l’on puisse à nouveau servir et manger ensemble. Vingt ans durant, les guerres se succédèrent, et chacune épongeait la précédente, les assassins de chacune disparaissaient dans la suivante. Car cela en produisait, des assassins, chacune de ces guerres, à partir de gens qui n’auraient jamais battu leur chien, ou ne rêvaient même pas de le battre, et on leur livrait une multitude d’hommes nus et attachés, on les faisait régner sur des troupeaux d’hommes amputés par le fait colonial, des masses dont on ne connaissait pas le nombre, et dont on pouvait abattre une partie pour préserver le reste, comme on le fait dans les troupeaux pour prévenir les épizooties. Ceux-là qui avaient pris le goût du sang disparaissaient dans la guerre suivante. Les sanguinaires et les fous, ceux que la guerre a utilisés, et surtout ceux que la guerre a produits, tous ceux qui n’auraient jamais pensé blesser quelqu’un et qui pourtant se baignaient de sang, tout ce stock d’hommes de guerre, eh bien, on l’écoulait comme des surplus, comme les surplus d’armes que l’on a trop fabriquées, et cela se retrouvait dans les guerres sales de basse intensité, les attentats crapuleux ou terroristes, chez les voyous. Mais le reste ? Où donc est passé le surplus humain de la toute dernière de nos guerres ?
Vu mon âge, peut-être les ai-je côtoyés dans mon enfance, à l’école, dans la rue, dans les escaliers de mon immeuble. Des adultes qui étaient les parents de mes amis, les amis de mes parents, tous gens adorables qui m’embrassaient, me soulevaient du sol, me tenaient sur leurs genoux, me servaient à table, peut-être avec ces mêmes mains avaient-ils tiré, égorgé, noyé, actionné les pinces électriques qui faisaient hurler. Peut-être les oreilles qui écoutaient nos voix d’enfants avaient-elles entendu les hurlements ignobles, quand le cri de l’homme lui fait dégringoler toute l’évolution, cri d’enfant, de chien, de singe, de reptile, soupir de poisson étouffé et enfin éclatement visqueux du ver que l’on écrase ; peut-être ai-je vécu dans un cauchemar où moi seul dormait. J’ai vécu entre des fantômes, je ne les entendais pas, chacun replié sur sa douleur. Où étaient-ils, ceux-là à qui l’on avait appris à faire cela ? Lorsque nous arrêtâmes enfin de nous battre, comment fîmes-nous pour éponger les assassins de la toute dernière de nos guerres ? On nettoya vaguement, ils rentrèrent chez eux. La violence est une fonction naturelle, personne n’en est dépourvu, elle est enfermée dedans ; mais si on lui lâche la bride, elle se répand, et quand on ouvre la boîte où était le ressort, on ne peut plus le replier pour la refermer. Que sont devenus tous ceux dont les mains sont tachées de sang ? Il devait en être autour de moi, rangés en silence sur les étagères de béton où j’ai passé mon enfance. Ceux que la violence a marqués gênent, car ils sont si nombreux, et il n’y eut rien pour les éponger sauf les mouvements de ressentiment national.
« Moi ? me dit Victorien Salagnon. Moi, je dessine, pour Eurydice. Cela m’épargne le ressentiment. »
Et il m’enseignait à peindre. J’allais le voir, régulièrement. Il m’enseignait l’art du pinceau, qu’il possédait spontanément et dont il avait entrevu l’immensité auprès d’un maître. Dans son pavillon à la décoration affreuse il m’enseignait l’art le plus subtil, si subtil qu’il est à peine besoin d’un support ; il suffit du souffle.
J’allais à Voracieux en métro, en bus, j’allais au bout de la ligne, c’était loin ; j’avais tout mon temps. Je regardais défiler le paysage urbain, les tours et les barres, les pavillons anciens, les grands arbres laissés là par hasard, les petits arbres plantés en ligne, les hangars clos qui sont la forme moderne de l’usine, et les centres commerciaux entourés d’un parking si grand que les gens à pied de l’autre côté on les distingue à peine. En silence derrière la vitre du bus j’allais apprendre à peindre. Le paysage changeait, la banlieue est sans cesse rebâtie, rien ne s’y conserve sinon par oubli. Je rêvais, je pensais à l’art de peindre, je regardais les formes flotter sur les vitres du bus. Alors j’aperçus des policiers municipaux bien découplés, les hanches ceintes d’armes incapacitantes. Ils allaient en groupes le long des larges avenues, ils stationnaient autour d’un véhicule rapide rayé de bleu, muni d’un gyrophare, ils étaient de faction bras croisés, armes pendantes, à l’angle des centres commerciaux. Cela me fit un choc ; je le compris à cette seule image : la violence se répand mais garde toujours la même forme. Il s’agit toujours, en petit ou en grand, du même art de la guerre.
Jadis, nous confiions en totalité notre violence à notre État et le policier municipal faisait sourire. Il descendait du garde champêtre, avec une simple réduction de la moustache, et ne portait pas de tambour. La police municipale, ce fut longtemps des messieurs à mobylette qui s’arrêtaient furieux et disaient que non, il ne fallait pas se garer là ; et ils repartaient, leur casque posé trop haut sur le crâne, dans un nuage huileux de mélange, le carburant malodorant de ces engins-là. Ce fut aussi des dames mûres, qui tournaient dans les rues en uniforme peu seyant, à la recherche des mal-garés ; elles sermonnaient les ados qui l’été plongeaient dans la Saône, en affirmant qu’elles n’iraient pas les chercher, et elles s’engueulaient avec les commerçantes pour des histoires de propreté du trottoir, de balayures laissées là, de seaux d’eau jetés trop loin. Puis cela se perfectionna, comme tout. On engagea un autre type d’hommes. Ils furent plus nombreux. Ils n’eurent pas d’armes à feu mais des outils de contention dont on leur apprit à se servir. Ils étaient bâtis en force, ils ressemblaient aux hommes de guerre.
Après les élections, je les vis apparaître, ils allaient par groupes dans Voracieux. Ils avaient même carrure et même coupe que les policiers nationaux. Ils portaient à la ceinture des bâtons de police à poignée latérale. Ils en imposaient. Je les vis par la vitre du bus, je n’en avais jamais vu avant, je me suis demandé combien la France, en plus de sa police d’État, compte de policiers locaux, de surveillants, de vigiles, tous en chaussures montantes, pantalons serrés aux chevilles, blouson de couleur bleutée. La rue se militarise, comme la rue l’était là-bas.
Cette nouvelle forme de police apparut dans Voracieux, car elle est notre avenir. Les villes-centres sont des conservatoires, les villes-bords sont l’application de ce qui est arrivé depuis. Je vis les athlétiques sergents de ville par la fenêtre du bus qui m’emmenait peindre. En traversant le quartier des tours, je les vis visser une plaque sur un mur. La plaque bien visible portait sur fond blanc une lettre noire, suivie d’un point et d’un chiffre plus petit. Ils l’incrustaient dans le béton dense près de l’entrée, avec une grosse perceuse dont j’entendais le vacarme malgré la distance, malgré la vitre, malgré le brouhaha du bus bondé où l’on mettait toujours la radio, je ne sais pourquoi. J’en vis d’autres de ces plaques, sur toutes les tours du quartier des tours, chacune marquée d’une lettre différente, une lettre noire visible de loin. D’autres avaient été fixées aux panneaux indicateurs des carrefours et marquaient les rues. Je me suis demandé pourquoi les policiers municipaux se chargeaient de besognes d’équipement. Mais je n’y ai pas pensé davantage.
Quand j’arrivai chez Salagnon, Mariani était là, portant une veste désastreuse à carreaux verts, et toujours ses lunettes semi-transparentes qui floutaient son regard. Il était ravi, parlait avec de grands gestes et riait entre deux phrases.
« Viens voir, petit gars, toi qui t’intéresses à ces choses-là sans oser t’en mêler. Nous avons fait un pas dans le sens de la résolution de nos problèmes. Enfin, on nous écoute. Le nouveau maire nous a reçus avec certains de mes gars, ceux qui ont un peu d’instruction. Malgré tout, c’est toujours moi qui parle, et à moi que l’on répond. Il nous a reçus, comme il nous l’avait promis avant d’être élu ; mais il ne l’a pas ébruité car on ne nous aime pas. On nous en veut de dire le vrai, de crier ce que tout le monde préfère garder caché, c’est-à-dire notre humiliation nationale. Ils préfèrent baisser la tête, les gens, faire fortune et attendre que ça passe, ou bien filer, loin, une fois fortune faite. Alors quand nous essayons de la leur relever, la tête, ça leur fait mal, elle est coincée en position basse, ils nous en veulent. Mais le maire connaît nos idées. Il reste discret car on ne nous aime pas ; il reste discret mais il nous comprend.
— Il vous comprend ?
— C’est exactement ce qu’il nous a dit. Il nous a reçu dans son bureau, moi et mes gars, nous a serré la main à tous, nous a fait asseoir, et nous étions face à lui comme dans une réunion de travail. C’est ce qu’il nous a dit : “Je vous ai compris. Je sais ce qui s’est passé ici.”
— Authentique ?
— Authentique. Mot pour mot. Et il a continué sur le même ton : “Je sais ce que vous avez voulu faire. Et je veux changer bien des choses ici.”
— Je me demande où il va chercher tout ça, gloussa Salagnon.
— Va savoir. Il doit avoir de drôles de lectures. Ou alors face à nous il a été frappé par l’inspiration, il a eu la vision de son rôle dans l’Histoire, et les Anciens ont parlé à travers lui.
— Ou alors il se moque.
— Non. Trop ambitieux ; tout au premier degré. Il nous a demandé notre avis pour tenir Voracieux. Utiliser au mieux les forces de police pour contrôler les populations. Il m’a nommé conseiller pour les affaires de sécurité.
— Toi ?
— J’ai des références, quand même. Mais c’est un poste fantôme. On ne nous aime pas, on nous méprise, alors que nous révélons le rêve de beaucoup de gens. Je conseillerai la police municipale, et mes conseils ne tomberont pas dans l’oreille d’un sourd. Nous appliquerons nos idées.